Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien
Du
Messie que Dieu suscitera, le prophète Isaïe dit : « Grande sera sa
puissance, et la paix n’aura pas de fin » (Is 9, 6). À nos vues
humaines, cela peut paraître une contradiction : sur la scène du monde,
nous voyons si souvent que plus le pouvoir est recherché, plus la paix est
menacée. En revanche, le prophète fait une annonce d’une extraordinaire
nouveauté : le Messie qui vient sera effectivement puissant, mais non pas à la
manière d’un chef qui fait la guerre et domine les autres, mais comme le
« Prince de la paix » (v. 5), comme celui qui réconcilie les hommes,
avec Dieu et entre eux. La grandeur de son pouvoir n’utilise pas la force de la
violence, mais la faiblesse de l’amour. Voilà la puissance du Christ : l’amour.
Et à nous aussi, Il confère ce même pouvoir, le pouvoir d’aimer, d’aimer en son
nom, d’aimer comme Il a aimé. Comment ? De manière inconditionnelle : pas
seulement lorsque les choses vont bien et que nous avons le sentiment d’aimer,
mais toujours. Pas seulement envers nos amis et voisins, mais
envers tout le monde, même nos ennemis - tout le monde et toujours.
Aimer
toujours et aimer tout le monde : réfléchissons un peu à cela.
Tout
d’abord, les paroles de Jésus (Mt 5, 38-48) nous invitent aujourd’hui
à aimer toujours, c’est-à-dire à demeurer toujours dans son amour, à le
cultiver et à le pratiquer quelle que soit la situation dans laquelle nous
vivons. Mais attention : le regard de Jésus est concret. Il ne dit pas que cela
sera facile, et il ne propose pas un amour sentimental ou romantique, comme
s’il n’y avait pas dans nos relations humaines des moments de conflit, ni des
causes d’hostilité entre les peuples. Jésus n’est pas irénique, mais réaliste :
il parle explicitement des « malfaiteurs » et des
« ennemis » (v. 38.43). Il sait que dans nos relations, une lutte
quotidienne existe entre l’amour et la haine, et qu’en nous aussi, chaque jour,
il y a un affrontement entre la lumière et les ténèbres, entre nombre de bonnes
intentions, de désirs, et cette fragilité pécheresse qui prend souvent le
dessus et nous entraîne dans des œuvres mauvaises. Il sait aussi que nous
faisons l’expérience, malgré beaucoup d’efforts généreux, de ne pas toujours
recevoir le bien que nous attendons, et de subir au contraire le mal, parfois
de manière incompréhensible. Et encore une fois, il voit et souffre en
constatant de nos jours, dans beaucoup de régions du monde, des exercices du
pouvoir qui se nourrissent d’oppression et de violence, et qui cherchent à
accroître leur espace en restreignant celui des autres, en imposant leur
domination, en limitant les libertés fondamentales et en opprimant les faibles.
Face
à tout cela, la question importante à se poser est celle-ci : que faire lorsque
nous nous trouvons dans de telles situations ? La proposition de Jésus est
surprenante, elle est hardie, elle est audacieuse. Il demande aux siens le
courage de prendre des risques dans une situation qui semble perdue en
apparence. Il leur demande de rester toujours fidèles dans l’amour, malgré
tout, même face au mal et à l’ennemi. La réaction humaine ordinaire est
toujours “œil pour œil, dent pour dent”, mais cela c’est se faire justice
avec les mêmes armes que le mal qui nous atteint. Jésus ose nous proposer
quelque chose de nouveau, de différent, d’impensable, quelque chose qui
lui est propre : « Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir tête au
méchant : au contraire, quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite,
tends-lui encore l’autre » (v. 39). C’est ce que le Seigneur nous demande
: ne pas rêver naïvement d’un monde animé par la fraternité, mais nous engager
en premier, en commençant par vivre concrètement et courageusement la
fraternité universelle, en persévérant dans le bien même lorsque nous recevons
le mal, en brisant la spirale de la vengeance, en désarmant la violence, en
démilitarisant le cœur. L’apôtre Paul lui fait écho à cela lorsqu’il écrit :
« Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le
bien » (Rm 12, 21).
L’invitation
de Jésus ne concerne donc pas d’abord les grandes questions de l’humanité, mais
les situations concrètes de notre vie : nos relations en famille, les relations
dans la communauté chrétienne, les liens que nous cultivons dans la réalité
professionnelle et sociale où nous nous trouvons. Il peut y avoir des frictions,
des moments de tension, des conflits et des divergences de vues, mais ceux qui
suivent le Prince de la paix doivent toujours tendre vers la paix. Et la paix
ne peut pas être rétablie si à une parole mauvaise est répondue une autre
encore plus mauvaise, si une gifle est suivie d’une autre. Non, il faut
“désamorcer”, briser la chaîne du mal, rompre la spirale de la violence, cesser
de nourrir du ressentiment, cesser de se plaindre ou de s’apitoyer sur son
sort. Il faut rester dans l’amour, toujours, c’est la voie de Jésus pour rendre
gloire au Dieu du ciel et construire la paix sur la terre : aimer,
toujours.
Venons-en
maintenant au deuxième aspect : aimer tout le monde. Nous pouvons nous
engager dans l’amour, mais cela ne suffit pas si nous le cantonnons à la sphère
restreinte de ceux dont nous recevons autant : nos amis, nos semblables,
les membres de nos familles. Là encore, l’invitation de Jésus est surprenante
car elle repousse les limites de la loi et du bon sens : aimer son prochain,
ses proches est déjà laborieux, même si c’est raisonnable. En général, c’est ce
qu’une communauté ou un peuple essaie de faire pour maintenir la paix en son
sein : si on appartient à la même famille ou à la même nation, si on a les
mêmes idées, les mêmes goûts, ou les mêmes croyances, il est normal d’essayer
de s’entraider et de s’aimer. Mais que se passe-t-il si celui qui est loin se
rapproche de nous, si celui qui est étranger, différent ou d’une autre croyance
devient notre voisin ?
Cette
terre-ci est justement une image vivante de la convivialité des diversités, une
image de notre monde de plus en plus marqué par les migrations permanentes des
peuples et le pluralisme des idées, des coutumes et des traditions. Il est donc
important d’accueillir cette provocation de Jésus : « Car si vous aimez
ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? Les publicains eux-mêmes
n’en font-ils pas autant ? » (Mt 5, 46). Le véritable défi, pour être
des enfants du Père et construire un monde de frères, c’est d’apprendre à aimer
tout le monde, même son ennemi : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu
aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : aimez vos
ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (v. 43-44). En réalité,
cela signifie choisir de ne pas avoir d’ennemis, de ne pas voir dans l’autre un
obstacle à surmonter, mais un frère et une sœur à aimer. Aimer l’ennemi, c’est
apporter sur terre le reflet du Ciel, c’est faire descendre sur le monde le
regard et le Cœur du Père qui ne fait aucune distinction, ne discrimine pas,
mais « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et fait
pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (v. 45).
Frères
et sœurs, le pouvoir de Jésus c’est l’amour, et Jésus nous donne le pouvoir d’aimer
ainsi, d’une manière qui nous semble surhumaine. Mais une telle capacité ne
peut être le résultat de nos seuls efforts, elle est avant tout une grâce. Une
grâce qu’il faut demander avec insistance : Jésus, toi qui m’aimes,
apprends-moi à aimer comme toi. Jésus, toi qui me pardonnes, apprends-moi à
pardonner comme toi. Envoie ton Esprit, l’Esprit d’amour, sur moi.
Demandons-le. Parce que souvent, nous présentons beaucoup de demandes à
l’attention du Seigneur, mais celle-ci est essentielle pour le chrétien :
savoir aimer comme le Christ. Aimer est le plus grand des dons, et nous le
recevons lorsque nous faisons place au Seigneur dans la prière, lorsque nous
accueillons sa présence dans sa Parole qui nous transforme et dans l’humilité bouleversante
de son Pain rompu. Ainsi, lentement, les murs qui durcissent nos cœurs tombent
et nous trouvons la joie d’accomplir des œuvres de miséricorde envers tous.
Nous comprenons alors qu’une vie heureuse passe par les béatitudes, et consiste
à devenir des artisans de paix (cf. Mt 5,9).
Homélie
de la messe pour la paix et la justice 7 novembre 2022 à Bahreïn
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.