Osons tressaillir !
On raconte dans les Écritures que le roi David, ayant établi son royaume, décida de transporter l’Arche d’Alliance à Jérusalem. Après avoir convoqué le peuple, il se leva et partit pour aller la prendre. Sur le trajet, il dansait devant elle avec le peuple, exultant de joie à la présence du Seigneur (2 S 6, 1-15). C’est avec cette scène en arrière-plan que l’évangéliste Luc nous raconte la visite de Marie à sa cousine Élisabeth : Marie elle aussi se lève et part vers la région de Jérusalem, et lorsqu’elle entre dans la maison d’Élisabeth, l’enfant que celle-ci porte en son sein tressaille de joie en reconnaissant l’arrivée du Messie, et se met à danser comme le fit David devant l’Arche (cf. Lc 1, 39-45).
Marie
est donc présentée comme la véritable Arche d’Alliance, qui introduit le
Seigneur incarné dans le monde. Elle est la jeune Vierge qui va à la rencontre
de la vieille femme stérile, et en portant Jésus, elle devient le signe de la
visite de Dieu, vainqueur de toute stérilité. Elle est la Mère qui monte vers
les montagnes de Juda pour nous dire que Dieu se met en route vers nous pour
nous chercher avec son amour, et nous faire exulter de joie - c’est Dieu qui se
met en route !
Chez
ces deux femmes, Marie et Élisabeth, la visite de Dieu à l’humanité se dévoile :
l’une est jeune et l’autre âgée, l’une est vierge et l’autre stérile, et
pourtant elles sont toutes deux enceintes alors que c’est “impossible”.
Telle est l’œuvre de Dieu dans notre vie : Il rend possible même ce qui
semble impossible, Il engendre la vie, même dans la stérilité.
Frères
et sœurs, demandons-nous avec sincérité de cœur : croyons-nous que Dieu
est à l’œuvre dans notre vie ? Croyons-nous que le Seigneur, de manière
cachée et souvent imprévisible, agit dans l’histoire, accomplit des merveilles,
et est à l’œuvre également dans nos sociétés marquées par le sécularisme
mondain et par une certaine indifférence religieuse ?
Il
y a un moyen de discerner si nous avons cette confiance dans le Seigneur. Quel
est ce moyen ? L’Évangile dit que « lorsqu’Élisabeth entendit la
salutation de Marie, l’enfant tressaillit en elle ». Voilà le
signe : tressaillir. Celui qui croit, qui prie, qui accueille
le Seigneur tressaille dans l’Esprit, sent que quelque chose bouge à
l’intérieur, il “danse” de joie.
Je
voudrais m’arrêter sur cela : le tressaillement de la
foi. L’expérience de foi provoque avant tout un tressaillement devant
la vie. Tressaillir c’est être “touché à l’intérieur”, avoir un
frémissement intérieur, sentir que quelque chose bouge dans notre cœur. C’est
le contraire d’un cœur plat, froid, installé dans la vie tranquille, qui se
blinde dans l’indifférence et devient imperméable, qui s’endurcit, insensible à
toute chose et à tout le monde, même au tragique rejet de la vie
humaine qui est aujourd’hui refusée à nombre de personnes qui
émigrent, à nombre d’enfants qui ne sont pas encore nés, et à nombre de
personnes âgées abandonnées. Un cœur froid et plat traîne la vie de manière
mécanique, sans passion, sans élan, sans désir. Et on peut tomber malade de
tout cela dans notre société européenne : le cynisme, le désenchantement,
la résignation, l’incertitude, un sentiment général de tristesse - cette
tristesse dissimulée dans les cœurs - quelqu’un les a appelées “passions
tristes”. Tout cela, c’est une vie sans tressaillement.
Celui
qui est né à la foi, en revanche, reconnaît la présence du Seigneur, comme
l’enfant dans le sein d’Élisabeth. Il reconnaît son œuvre
dans le fleurissement des jours, et il reçoit un regard nouveau
pour voir la réalité. Même au milieu des difficultés, des problèmes et des
souffrances, il perçoit quotidiennement la visite de Dieu et se sent accompagné
et soutenu par Lui. Face au mystère de la vie personnelle et aux défis de la
société, celui qui croit connaît un tressaillement, une passion, une
aspiration à cultiver, un intérêt qui le pousse à s’engager personnellement.
Maintenant,
chacun d'entre nous peut se demander : Est-ce que je ressens cela, est-ce
que j'ai cela en moi ? Celui qui croit sait que le Seigneur est présent en
toute chose, qu’il appelle, qu’il invite à témoigner de l’Évangile pour édifier
avec douceur, à travers les dons et les charismes reçus, un monde nouveau.
L’expérience
de la foi, en plus d’un tressaillement devant la vie, provoque
aussi un tressaillement devant le prochain. Dans le
mystère de la Visitation en effet, nous voyons que la visite de Dieu n’a pas
lieu à travers des événements célestes extraordinaires, mais dans la simplicité
d’une rencontre. Dieu vient sur le seuil d’une maison de famille, dans la
tendre étreinte entre deux femmes, dans le croisement de deux grossesses
pleines d’émerveillement et d’espérance, et dans cette rencontre, il y a la
sollicitude de Marie, l’émerveillement d’Élisabeth, et la joie du partage.
Rappelons-le
toujours - dans nos vies comme dans l’Église : Dieu est relation, et
souvent il nous rend visite à travers des rencontres humaines, quand nous
savons nous ouvrir à l’autre, quand il y a un tressaillement pour la
vie de ceux qui passent chaque jour à nos côtés, et quand notre cœur ne reste
pas impassible et insensible devant les blessures de ceux qui sont les plus
fragiles.
Nos
villes métropolitaines, et tant de pays européens comme la France, où
coexistent des cultures et des religions différentes, sont en ce sens un grand
défi contre les exacerbations de l’individualisme, contre les égoïsmes et les
fermetures qui produisent solitude et souffrance. Apprenons de Jésus à éprouver
des frémissements pour ceux qui vivent à nos côtés, laissons-nous enseigner par
Lui qui, devant les foules fatiguées et épuisées, ressent de la compassion et
s’émeut (cf. Mc 6, 34), et tressaille de miséricorde
devant la chair blessée de ceux qu’il rencontre.
Comme
l’affirme votre grand saint, Vincent de Paul : Il faut tâcher
d’attendrir nos cœurs et de les rendre sensibles aux souffrances et aux misères
du prochain, et prier Dieu qu’il nous donne le véritable esprit de miséricorde,
qui est le propre esprit de Dieu, jusqu’à reconnaître que les pauvres sont “nos
seigneurs et maîtres“.
Frères
et sœurs, je pense aux nombreux “tressaillements” qu’a connus la
France, à son histoire riche de sainteté, de culture, d’artistes et de penseurs
qui ont passionné tant de générations. Aujourd’hui encore, notre vie, la vie de
l’Église, la France, l’Europe ont besoin de cela : de la grâce
d’un tressaillement, d’un nouveau tressaillement de foi, de
charité et d’espérance. Nous avons besoin de retrouver passion et
enthousiasme, de redécouvrir le goût de l’engagement pour la fraternité,
d’oser encore le risque de l’amour, dans les familles et envers les plus
faibles, et de retrouver dans l’Évangile une grâce qui transforme et rend belle
la vie.
Regardons
Marie qui se dérange en se mettant en route, et qui nous enseigne que
Dieu est précisément comme cela : il nous dérange, il nous met en
mouvement, il nous fait “tressaillir”, comme avec Élisabeth. Nous voulons
être des chrétiens qui rencontrent Dieu par la prière, et nos frères par
l’amour, des chrétiens qui tressaillent, vibrent, accueillent le feu de
l’Esprit pour se laisser brûler par les questions d’aujourd’hui, par les défis
de la Méditerranée, par le cri des pauvres, par les “saintes
utopies” de fraternité et de paix qui attendent d’être réalisées.
Frères
et sœurs, avec vous, je prie la Vierge, Notre Dame de la Garde, de veiller sur
votre vie, de garder la France, de garder toute l’Europe, et de nous faire
tressaillir dans l’Esprit, et je voudrais le faire avec les paroles de Paul
Claudel :
Je
vois l’église ouverte.
Je
n’ai rien à offrir et rien à demander.
Je
viens seulement, Mère, pour vous regarder.
Vous
regarder, pleurer de bonheur, savoir cela :
Que
je suis votre fils, et que vous êtes là.
Être
avec vous, Marie, en ce lieu où vous êtes,
parce
que vous êtes là pour toujours.
Simplement
parce que vous êtes Marie,
simplement
parce que vous existez,
Mère
de Jésus Christ, soyez remerciée !
Paul Claudel La Vierge à midi
Messe du
samedi 23 septembre 2023 à Marseille
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