La chair
du Christ, la chair de mon frère : ma chair
Le vendredi
après les Cendres, l’Église nous invite à méditer sur la
véritable signification du jeûne, à travers deux lectures
incisives, tirées du prophète Isaïe (58, 1-9) et de l’Évangile
de Matthieu (9, 14-15). Derrière les lectures d’aujourd’hui, il
y a le fantôme de l’hypocrisie, du formalisme dans la manière
d’accomplir les commandements - le jeûne en l’occurrence. Jésus
revient régulièrement sur le thème de l’hypocrisie, quand il
voit que les docteurs de la Loi pensent être parfaits : ils
accomplissent tout ce qu’il y a dans les commandements, d’une
manière purement formelle.
C’est là
un problème de mémoire, qui fait qu’on avance avec un double
visage sur la route de la vie : en fait, les hypocrites ont
oublié qu’ils ont été élus par Dieu comme un peuple, et non pas
isolément. Ils ont oublié l’histoire de leur peuple, cette
histoire de salut, d’élection, d’alliance, de promesse qui vient
directement du Seigneur.
En faisant
cela, ils ont réduit cette histoire à une morale : la vie
religieuse est pour eux une morale, et c’est ainsi qu’au temps de
Jésus, les théologiens disaient qu’il y avait plus ou moins trois
cents commandements. Mais recevoir du Seigneur l’amour d’un Père,
recevoir du Seigneur son identité comme peuple, et puis transformer
ça en une morale, ça signifie refuser ce don de l’amour. Les
hypocrites sont par ailleurs de “bonnes personnes“ : elles
font tout ce qu’il faut faire, elles semblent bonnes. Mais ce sont
des moralisateurs, des moralisateurs sans bonté, parce qu’ils ont
perdu le sens de l’appartenance à un peuple.
Le salut, le
Seigneur le donne à l’intérieur d’un peuple, dans
l’appartenance à un peuple. Et donc on comprend comment le
prophète Isaïe nous parle aujourd’hui du jeûne, de la
pénitence : « Quel est le jeûne que veut le Seigneur ? »
C’est le jeûne qui relie au peuple - le peuple auquel nous
appartenons, notre peuple, dans lequel nous sommes appelés, dans
lequel nous sommes insérés : « Le jeûne qui me plaît,
n’est-ce pas plutôt faire tomber les chaines injustes, délier les
attaches du joug, rendre la liberté aux opprimés, briser tous les
jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec celui qui a faim,
recueillir chez toi les malheureux sans abri, couvrir celui que tu
verras sans vêtement, ne pas te dérober à celui qui est ta propre
chair ? » (Is 58, 6-7).
Et donc le
sens du vrai jeûne, c’est de se préoccuper de la vie de son
frère, de ne pas avoir honte de la chair de son frère, comme le dit
Isaïe lui-même : en fait, notre perfection, notre sainteté
avance avec notre peuple - ce peuple dans lequel nous avons été
élus et insérés - et notre acte de sanctification le plus grand
est lié à la chair de notre frère et à la chair de Jésus Christ.
Et pour nous
qui sommes ici à l’autel, l’acte de sanctification
d’aujourd’hui, ce n’est pas un jeûne hypocrite. C’est de ne
pas avoir honte de la chair du Christ qui vient, ici, aujourd’hui,
dans ce mystère du corps et du sang du Christ. Et c’est d’aller
partager notre pain avec celui qui a faim, prendre soin des malades,
des vieillards, de ceux qui ne peuvent rien nous donner en échange :
c’est ça ne pas avoir honte de la chair.
Le salut de
Dieu est dans un peuple. Un peuple qui va de l’avant, un peuple de
frères qui n’ont pas honte les uns des autres. C’est le jeûne
le plus difficile : le jeûne de la bonté. La bonté nous
conduit là. Peut-être que dans la parabole du bon samaritain, le
prêtre qui est passé à côté de l’homme blessé a pensé, en se
référant à la prescription du jour : Si je touche son sang,
cette chair blessée, je deviendrai impur et je ne pourrai pas
célébrer le sabbat… Il a eu honte de la chair de cet homme :
quelle hypocrisie ! Et par contre, ce pécheur est passé et l’a
vu : il a vu la chair de son frère, la chair d’un homme de
son peuple, fils de Dieu comme lui, et il n’a pas eu honte.
Ce que nous
propose l’Église aujourd’hui dans la liturgie nous invite à un
véritable examen de conscience : est-ce que j’ai honte de la
chair de mon frère, de ma sœur ? Quand je fais l’aumône,
est-ce que je laisse tomber ma pièce, sans toucher la main de
l’autre ? Et si par hasard je la touche, est-ce en la retirant
aussitôt ? Et quand je donne mon aumône, est-ce que je regarde
mon frère, ma sœur, dans les yeux ? Quand je sais que
quelqu’un est malade, est-ce que je vais le voir ? Est-ce que
je le salue avec tendresse ?
Et pour
compléter cet examen de conscience, il y a un signe qui peut-être
nous aidera : est-ce que je sais caresser les malades, les
vieillards, les enfants ? Ou est-ce que j’ai perdu le sens de
la caresse ? Les hypocrites ne savent plus caresser, ils ont
oublié comment on fait.
Alors
n’ayons pas honte de la chair de notre frère : c’est notre
chair. Et nous serons jugés sur notre attitude envers tel frère,
telle sœur, et sûrement pas en vertu d’un jeûne hypocrite.
Homélie du
vendredi 7 mars 2014 (Is 58, 1-9 ; Mt 9, 14-15)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.